Un Homme possédé d’un esprit impur, Marc 1, 21-28
ACTUALITÉ N° 2 : DÉMONOLOGIE
ETUDE DU TEXTE DE Mc 1, 21-28 : UN HOMME POSSÉDÉ D’UN ESPRIT IMPUR.
ORATEUR : Docteur Pasteur Henri KPODAHI
I.2.1.1- Introduction partielle.
La composition porte la marque de l’évangéliste et des éléments empruntés à la tradition orale. L’exorcisme des versets 23 à 28 est caractéristique des récits populaires de guérison : brève présentation du malade, rencontre avec le guérisseur, dialogue entre eux, ordre de guérison, succès de cet ordre, résonance du miracle[1].
Le récit de l’exorcisme dans la synagogue de Capharnaûm en Mc 1,21-28 est bien délimité : au v.21 Jésus entre dans la synagogue, et au v.29 il en sort. L’enseignement (Διδάσκειν, διδαχη) de Jésus est mentionné au début et à la fin de l’épisode (v. 21-22 et v.27). Le tableau de cet enseignement avec l’impression qui en résulte dans l’auditoire (v.21-22). Il est interrompu par l’intervention d’un possédé, laquelle ouvre le récit d’exorcisme proprement dit. Celui-ci se divise en quatre phases successives : la présentation du démoniaque (v.23a), son intervention auprès de Jésus (vv.23b-24), l’exorcisme (vv.25-26), l’effet produit sur le public et dans la région (vv.27-28). Deux intérêts se dégagent : l’enseignement de Jésus et l’activité antidémoniaque.
Le texte qui la précède au v 20 marque la fin d’une histoire de vocation des disciples. Simon, André, Jacques et Jean ont tout quitté pour suivre Jésus. Ils commencent une nouvelle histoire avec Jésus qui quitte ce lieu pour entrer dans Capharnaüm et la Synagogue. Un nouveau départ, une nouvelle histoire commence avec Jésus à un autre endroit.
Ce récit d’exorcisme à la synagogue de Capharnaüm est autonome par rapport à ce qui précède. Il constitue un ensemble. Ce morceau autonome n’est pas influencé par ce qui précède ni ce qui suit. Le texte qui le succède montre Jésus sortant de la synagogue et entrant dans la maison de Simon et André.
Jésus se trouve dans une synagogue. Les termes synagogue (συναγυγη), le jour du sabbat (τοις σαββασιν) et scribes (γραματεις) évoquent un récit où le Judaïsme se trouve impliqué. Le Judaïsme est le vaste cadre du récit. Jésus entre dans la synagogue (ειπορενουται) avec les disciples qui ont décidé de le suivre. Ce verbe évoquerait le début du ministère de Jésus. Le début du ministère de Jésus est le cadre moyen. Dans les versets 21 à 28, on ne parle plus des disciples. Jésus est seul avec la personne possédée de l’esprit impur. Dans la synagogue, seule cette personne est indiquée en dehors de Jésus. Jésus affronte seul le problème malgré la présence des scribes et d’autres individus. Il est seul face à son destin et face au Judaïsme.
¡ Analyse/Explication.
* Versets 21-22 : La journée de Capharnaoum[2] (village de Nahum ou village de la consolation). Les disciples sont associés à l’entrée de Jésus dans la synagogue. Jésus est en compagnie de disciples (v.29) qui entrent avec lui à Capharnaüm. Le cadre de l’exorcisme est la synagogue où Jésus pénètre avec les disciples, le sabbat y ayant réuni la population locale. Les disciples s’effacent du récit pour ne réapparaître qu’au v. 29. La mention de Capharnaoum et de l’enseignement donné par Jésus à la synagogue de cette ville (v.21) sont un sommaire composé par l’évangéliste pour marquer la progression du récit. L’entrée dans la ville prépare la sortie des versets 35ss. « Тος σάββασιν » (datif pluriel) au lieu de « το σάββατον » car les mentions des jours de fête sont fréquemment au pluriel pour désigner une seule célébration (Mc 6, 21 ; 14, 1 ; Jn 10, 22). « Συναγωγή » (réunion, assemblée, réunion religieuse des Juifs, l’édifice où celle-ci se tient).
Les versets 21-22 sont liés par la notion d’enseigner (21-έδιδασκεν, 22- διδαχη, διδακων) dans un cadre approprié (la synagogue) et un jour précis (le sabbat). Le terme « Διδάσκειν » est souvent appliqué en Mc à Jésus (16 fois). Le maître est appelé « διδάάσκαλος (12fois). Le fait d’enseigner se distingue ainsi du « proclamer » (κηρύσσειν). L’enseignement évoque la précision et plus de détails. Il se réfère à l’Écriture et se caractérise par un public moins nombreux. Marc reprend le thème de l’étonnement figurant à la fin des récits de miracle pour l’appliquer à la prédication de Jésus[3], qui appelle la même stupeur admirative que les guérisons. La sensation provoquée par l’enseignement de Jésus est mentionnée plusieurs fois en Mc (1, 27 ; 6, 2. 10, 24 et 32 ; 11, 18 ; 12, 17). Jésus donne un enseignement dont on connaît la qualité par la réaction de l’auditoire (V22). La foule est sidérée (Ekpléssesthai, effroi, admiration) parce que cet enseignement n’a rien à voir avec celui des Scribes. Jésus enseigne comme ayant autorité, contrairement aux Scribes. Il a reçu mandat de Dieu pour ce faire, à l’inverse des Scribes[4].
Ici, il est question de l’enseignement de Jésus. Son enseignement est mis en évidence. Jésus enseigne avec autorité et pas comme les Scribes. Cela sous-entend une comparaison entre l’enseignement de Jésus et celui des Scribes que recevait l’auditoire. Une opposition est mise en lumière entre la façon d’enseigner de Jésus et celle des Scribes. De façon indirecte, l’évangéliste veut présenter Jésus comme un enseignant différent des autres (il a un plus γαρ διδακων αύτους ως εξουσιαν έχω καί οίκ ως οί γραμματεις). Les « γραμματεις » (lettrés) sont les rabbins dûment ordonnés qui avaient la charge de transmettre et commenter la Loi orale tout en interprétant la loi écrite. Ces soferim[5]avaient une incontestable autorité, mais tenaient celle-ci de la tradition dont ils étaient les interprètes. Ici, l’autorité que Jésus détient comme enseignant vient directement de Dieu, comme celle des prophètes (Cf. Mt 5, 17-48), de sorte que sa doctrine peut-être qualifiée de « nouvelle » (1, 27). Ce qui pourrait susciter le doute ou l’opposition chez un rabbin devient chez Jésus une garantie d’authenticité puisqu’il use de l’autorité (έξουσια) que Dieu lui confie[6].
* Verset 23-24 : Un fait inattendu coupe la parole à Jésus au sein de la synagogue[7] des Juifs. Un homme ayant un esprit impur intervient bruyamment. « πνευμα άκάθαρτον (esprit mauvais, sale, impur, 11 fois en Mc – il utilise 11fois δαιμόνιον). La littérature rabbinique insiste sur l’incompatibilité entre un tel esprit et toute rencontre avec Dieu[8]. La présence d’un homme possédé d’un esprit impur dans une réunion à la synagogue a quelque chose de choquant. Le mot synagogue revient ici. Le « εν » indique la « possession » de l’homme (l’homme était au pouvoir d’un esprit impur, cet esprit était en lui). Une « possession » confirmée au verset 24 par le hurlement poussé par le démoniaque et par la violence de ses propos. On constate que c’est l’homme possédé d’un esprit qui le premier s’adresse à Jésus. Il est le centre d’intérêt dans cette articulation. C’est l’esprit mauvais, qui par la bouche du possédé, traduit son propre effroi. L’esprit demande à Jésus venu pour détruire (άπολυναι, faire périr, perdre, détruire, mettre fin à leur domination) la puissance obscure de ne pas se mêler de leurs affaires. C’est la puissance qui reconnaît en Jésus le consacré de Dieu et qui témoigne du lien qui l’unit à Dieu. Son intervention est importante. Il est le seul qui parle même si ses propos font intervenir un pluriel (ήλθες άπολεσαι υμας). L’utilisation du « Nous » (première personne du pluriel) fait de lui le porte-parole de ses confrères. Le terme « Ναζαρηνός »est particulier à Marc (4fois – en Luc 2 fois et remplacé par Ναζωραιος en Mt, Jn et Ac). En apostrophant Jésus par son identité, l’esprit cherche à s’assurer l’avantage dans l’affrontement qui a commencé. L’enseignant est désigné aussi comme le « Saint de Dieu, digne d’entrer en relation avec Dieu ». Cela sous-entend que Jésus est venu de Dieu, son enseignement porte la marque divine. Ce terme pose le principe selon lequel Jésus est mandaté par Dieu dans le cadre de son ministère.
* Versets 25-26 : Ce passage constitue un ensemble. Dans ces versets c’est Jésus qui parle. Au verset 25, il muselle l’esprit. Il lui ordonne de se taire (φιμωθητι, tais- toi sois muselé- donner un ordre formel). Dans son action, l’évangéliste distincte le démon du possédé (αύτώ de αύτου v. 25 début et fin). Il demande à l’esprit impur de sortir de l’intérieur (φιμυθητι και εξελθε εξ αύτου). L’esprit est touché, ce qu’on saisit par les violentes « convulsions épileptiques ». Le hurlement confirme sa sortie du possédé au verset 26. Et l’on voit effectivement l’esprit sortir (το πνεμα το αχαθαρτον…έξ αύτού) : c’est la délivrance de l’homme, suite à l’injonction de sortir, adressé au mauvais esprit. La réaction de Jésus au v25 est un exorcisme. Jésus ne dialogue pas, il ordonne au démon de se taire (epitiman, se taire, censurer) et de quitter la victime. Aussitôt dit, aussitôt fait.
* V.27 : La question de la place du verset 27 se pose. On peut le rattacher aux versets 21 et 22. Nous avons l’emploi du pluriel pour décrire la réaction des gens étonnés de voir ce qui vient de se passer. L’étonnement admiratif de la foule présente à la réunion religieuse est mentionné (θαμβέω). L’émerveillement des spectateurs montre que les Juifs étaient familiers des exorcismes. Aussi, il reproduit un cliché du récit de miracles. Marc lie l’action de Jésus à l’intervention de Dieu. Par conséquent, il qualifie son enseignement comme d’origine divine et Jésus comme son envoyé. L’idée de l’étonnement (έξεπλησσοντο εθαμβηθησαν) est présente dans la première et dans la quatrième articulation. Il s’agit d’un même enseignement (διδαχη αυτου- v22) et d’un enseignement autre par l’adjectif καινη (διδαχη καινη- v27). Les gens sont étonnés de cet enseignement nouveau. Un autre élément qui lie les deux versets est le terme autorité : comme ayant autorité et avec autorité (εξουσιαν έχων v22 et κατ̒ εξουσιαν).
Théologie / enjeux théologiques : La question de l’autorité.
Marc 1, 21-28 met en évidence l’enseignement de Jésus, enseignement nouveau et plein d’autorité. L’événement est lié à l’enseignement. Jésus enseigne comme quelqu’un qui est maître du sujet, il ne se contente pas de déduire son enseignement des principes empruntés soit à l’Écriture, soit à la tradition, comme les Scribes[9] ; il tranche les questions par son autorité propre. Il parlait comme ayant pouvoir. Son enseignement fut suivi d’une délivrance de l’homme qui était au pouvoir de l’esprit impur. La question de l’autorité réside dans la démonstration de cet enseignement. L’exorcisme est une manifestation voire une démonstration de l’enseignement de Jésus. Ici, Jésus est un homme qui a autorité (Il ordonne aux esprits et ils lui obéissent). L’idée de l’obéissance d’un esprit mauvais à la suite des ordres donnés est tirée du récit traditionnel. L’originalité de Marc consiste à l’ajout de la mention de l’enseignement nouveau et au rattachement à ce dernier de l’idée d’autorité[10]. Sa source le rapprochait sûrement de l’action de Jésus sur les mauvais esprits. L’autorité caractéristique de l’enseignement de Jésus est rattachée à l’expulsion des démons. L’autorité de Jésus est à rattacher à son enseignement. Son exercice chez Marc est source de salut pour l’homme. Elle s’oppose à la puissance qui est le propre des Grands de ce monde (10, 42).
¡ Conclusion partielle.
Le verset 28 est la conséquence de tout ce qui précède. Jésus acquiert une renommée, suite à cet épisode. Il est connu dans toute la Galilée pour son enseignement et pour avoir chassé le mauvais esprit. Jésus enseigne dans la synagogue. C’est dans la synagogue que l’homme possédé d’un esprit mauvais prend le premier la parole. Jésus l’exorciste agit directement en commandant à l’esprit mauvais de sortir de cet homme. Il ne pose pas de question au possédé. Il utilise la parole pour accomplir l’œuvre de libération. Les témoins sont dans l’étonnement. Sa renommée se répand. Ce texte est rattaché aux versets 21, 22 et 27. On peut supposer que les versets 23 à 26 étaient absents du texte primitif. Dans la péricope, on a une insistance sur l’enseignement et la parole. Il y a un lien entre l’enseignement et la Parole de Jésus au v.25 (Tais-toi et sors de cet homme). Une parole efficace et qui sauve l’homme dans lequel se trouvait l’esprit impur. Marc amène le lecteur à être attentif à ce que Jésus prodigue un enseignement nouveau d’autorité et réussit à obtenir des démons l’obéissance que réclame l’ordre donné. On admet que le but est l’enseignement nouveau apporté par Jésus[11]. Les marques de cet enseignement sont l’autorité par laquelle Jésus se distingue des Scribes puis la soumission des démons aux ordres de Jésus. Les exorcismes en sont un des aspects. Le thème nouveau introduit non pas un aménagement mais un renversement de l’ordre ancien.
L’autorité de Jésus n’est pas limitée à l’enseignement. Elle s’impose aussi aux démons (1, 27 ; 3, 15 et 6, 7). Elle permettra à Jésus d’agir au nom de Dieu (2, 19 ; 11, 28.29.33). En utilisant cette notion Marc insiste sur le fait que la bonne nouvelle apportée par Jésus est un acte de Dieu et pas seulement une doctrine humaine.
[1] R. Bultmann, Op. Cit., pp.273-279.
[2] La leçon « Кαπερναούμ » attestée par quelques manuscrits en oncilae (A, C, L etc.) et quelques minuscules de bonne qualité (Famille 1) est écartée au profit de la leçon la mieux attestée dans les onciaux, retenue aussi dans les versions latines, « καφαρναούμ », plus proche de la forme sémitique du nom de cette localité (v.21). Etienne Trocmé, Op. Cit., p.48.
[3] K. Tagawa, Miracles et évangile, 1966, Paris: Presses Universitaires, pp. 88-92.
[4] Simon Legasse, Op. Cit., p.125.
[5] C. Schams, Jewwish Scribes in the Second Temple Period, 1999, Sheffield (Journal for the study of the Old Testament, Supplement Serias 291).
[6] E. Trocmé, Op. Cit., p.51.
[7] Simon Legasse, Ibid., p.125. La synagogue des Juifs sous-entend que la communauté chrétienne a ses propres lieux de culte, distincts de ceux où s’assemblent les Juifs. Cette expression traduit une séparation désormais consommée.
[8] Ibidem.
[9] Lagrange P. M.-J., Evangile selon saint Marc, 6è édition, 1962 (1904), Paris : J. Gabalda et Cie. , pp. 22 -23.
[10] Ibid., p.52.
[11] Simon Legasse, Op. Cit., p.131.